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A la fois magnifique film sur l'enfance et métaphore de l'Espagne franquiste, Cria Cuervos de Carlos Saura est considéré comme l'un des chefs d'œuvre de son auteur.
Tourné en 1975, il est réédité aujourd'hui en copies neuves. Le distributeur Carlotta Films |
Synopsis
Dans le Madrid des années 70, Ana, 8 ans, a été témoin de la mort de ses parents : son père mort dans les bras de sa maitresse et sa mère partie dans d'atroces souffrances, faute d'être aimée. élevée par Paulina, sa tante maternelle, elle se réfugie alors dans ses rêves et souvenirs pour retrouver sa mère.
C'est une fable sur l'enfant, l'adulte et la distance entre ces deux mondes dans une Espagne franquiste et bourgeoise cloisonnée dans ses codes et ses interdits. C'est une vision sans idéalisme sur le monde enfantin et sur l'Espagne pendant le Franquisme. Ana le personnage principal pense qu'elle a le pouvoir de faire revivre sa mère par la seule force de ces souvenirs. Mais aussi le pouvoir de faire mourir son père qu'elle juge responsable de la mort de sa mère et sa tante qui ne réussit pas à remplacer sa mère.
Ana porte sur les adultes un regard d'enfant extrêmement mûr, rempli de cynisme et de réalisme. Dans cette histoire Carlos Saura mélange habilement le présent avec Ana devenue adulte qui analyse les moments qu'elle se remémore, le passé avec le souvenir omniprésent de sa mère et le futur.
A propos du film
"Cría cuervos" signifie "élevez/nourrissez des corbeaux". Le titre s'inspire d'un proverbe espagnol :« Cria cuervos y te sacaran los ojos » qui signifie « élève des corbeaux et ils t'arracheront les yeux ».
Symbolisme espagnol ...
Il y a des films qui appartiennent à l'Histoire du cinéma. Cría cuervos semble être de ceux-là. Le long-métrage de Carlos Saura, récompensé par le Grand prix spécial du jury au Festival de Cannes en 1976, témoigne d'une époque où l'Espagne vivait sous la censure gouvernementale. Le réalisateur ibérique utilise symbolisme et métaphores pour critiquer les valeurs du régime franquiste. Dans le film, le père symboliserait Franco, la grand-mère l'Espagne d'avant-guerre, la mère la République d'hier et l'héroïne la jeunesse pleine d'incertitudes et d'espoirs… Pour être honnête, il apparaît difficile de déceler l'ensemble de cette symbolique 30 ans plus tard.
Car ce qui marque lorsqu'on regarde - pour la première fois - Cría cuervos en 2008, c'est la prestation époustouflante d'Ana Torrent. La comédienne, à peine âgée de 9 ans à l'époque, impressionne. Non seulement par le calme qu'elle dégage, mais aussi par cette faculté incroyable d'émouvoir d'un simple regard. Et ce, dans n'importe quel registre : colère, absence, tristesse, joie… Ses yeux, d'un noir à l'encre de Chine, attrapent le spectateur pour l'emmener dans les plus sombres recoins de sa mémoire. De Cria Cuervos, on retiendra aussi la réalisation très propre et créative de Carlos Saura ainsi que la chanson « Porque Te Vas », composée par Jose Luis Perales et interprétée par Jeanette, sortie deux ans plus tôt mais passée alors inaperçue dont l'air s'accroche ici aux oreilles comme un vieux générique de dessin animé.
Vous trouverez ci-après deux analyses du film : La jeune fille et la mort. - Thomas Tertois
"La jeune fille et la mort." de Thomas Tertois,
"L'enfance volée" d'Ophélie Wiel
Cría cuervos est l'une des pièces maîtresses de la filmographie de Carlos Saura. Un appel à sortir du cauchemar de 40 ans de dictature alors que, quelques mois plus tard, le Général Franco s'éteignait.
Le cinéma de Carlos Saura, période franquiste, est celui de la dissimulation. Comment mettre en image et dénoncer les affres de la dictature sans subir le joug de la censure ? Comment se construire des espaces de liberté dans un univers étriqué et univoque ? Telle sont les questions que le réalisateur s'est posé depuis son premier film en 1959, Los Golfos, jusqu'en 1975, date où il réalise Cría cuervos, qui boucle le cycle franquiste du metteur en scène. « Les conditions particulières de notre pays, dit-il, les difficultés quasi insurmontables de dire les choses directement (...) m'ont obligé à chercher d'autres systèmes narratifs plus indirects ». Un cinéma de la métaphore ou de l'hyperbole que Cría cuervos illustre parfaitement.
Ana nous fait partager, 20 ans plus tard, les souvenirs de son enfance et plus précisément ceux de l'été 1975. L'histoire est donc faite de flash-backs et la narration n'est pas linéaire, les associations d'idées nous faisant naviguer de façon aléatoire dans la mémoire d'Ana. Le montage est à ce titre essentiel pour juxtaposer des situations proches qui par « collage » font sens.
Ana nous dit qu'elle « ne comprend pas que l'on dise que l'enfance est une période heureuse ». En tous les cas, elle ne l'a pas été pour elle. Il est vrai que les situations auxquelles elle a été confrontée et les stratégies qu'elle a mises en place pour s'en protéger ont de quoi troubler. Il y a tout d'abord la mort de sa mère (d'un cancer...) qu'Ana attribue à son père Anselmo. Il y a aussi, quelques mois ou quelques années plus tard, la mort du père, au lit dans les bras de sa maîtresse Amelia, dont elle est le témoin. Ana pense même que c'est elle qui a tué son père en administrant dans son verre de lait un produit qu'elle croit mortel (du bicarbonate de soude...). Cette pulsion mortifère apparaît ici comme un acte de rébellion face à un environnement autoritaire et autarcique. Un acte de « résistance » qui prend encore plus de sens quand on sait qu'Anselmo est un militaire haut gradé du régime. Ana poursuivra cette posture « d'opposition » lorsque sa tante Paulina viendra s'occuper d'elle, de ses deux soeurs et de la grand-mère dans la maison familiale. Une tante stricte mais aimante que la jeune fille rejette.
La fameuse chanson de Jeannette « Porque te vas », qu'elle écoute en boucle, donne le ton à la mélancolie de cette fillette qui vit dans le souvenir chéri de sa mère.
D'un point de vue esthétique, l'image est d'une froideur quasi clinique ce qui relève l'état d'aliénation dans lequel se trouve Ana. L'absence de musique de fond accompagnant le film accentue cette idée d'isolement. A noter, les très bonnes interprétations de Géraldine Chaplin (mère d'Ana et Ana 20 ans plus tard) et d'Ana Torent (Ana).
Ce qui frappe dans ce film, c'est l'état de pourrissement des relations sociales qui ne sont maintenues que par les apparences. Carlos Saura attaque l'hypocrisie des conventions du régime. L'institution du mariage n'est qu'une chimère qui vole en éclat lorsque le désir se fait pressant (Anselmo-Amelia et Paulina-Nicolás). Le modèle patriarcal est présenté comme un lieu d'enfermement dans lequel sont jetées et enchaînées les femmes. L'homme, lorsqu'il est présent, est tyrannique, violent, obsédé. Carlos Saura exprime à travers cette histoire, l'état de déliquescence d'un régime qu'il jugeait déjà « mort avant la mort de Franco ».
L'enfance volée - Ophélie Wiel
La date est symbolique : en 1975, année de tournage de Cria Cuervos, le caudillo Francisco Franco décède, après près de quarante ans de règne à la tête de l'État espagnol. Deux ans plus tard, le roi Juan Carlos fait voter les premières lois démocratiques. Pour Carlos Saura, cette mort signe la fin d'un long combat artistique, dont Cria Cuervos est le point d'orgue. Combat contre le franquisme, contre une idéologie conservatrice et réactionnaire, dont les principales valeurs s'appellent Église, famille et armée, et les outils, terreur, propagande et censure. Mais, au-delà des intentions politiques, peut-être un peu datées aujourd'hui, Cria Cuervos se pose aussi comme l'un des films les plus justes sur l'enfance et ses cruautés.
"Cria cuervos y te sacaron les ojos" ("Nourris les corbeaux, et ils t'arracheront les yeux") dit le proverbe espagnol, dont est tiré le titre du film. L'image est d'autant plus belle qu'elle est très parlante : quand Ana, dix ans, caresse le visage de son père mort puis lave le verre de lait qu'elle pense avoir empoisonné, le contraste est violent entre l'innocence de l'enfant et ses méthodes de serial-killeuse aux traits durs et impassibles. Qu'importe si le poison (en fait, du bicarbonate) est véritablement efficace : l'important, pour Carlos Saura, est qu'Ana y croit et garde en tête l'idée fixe de tuer qui elle désire, ou qui le désire.
La mort est partout dans la vie d'Ana depuis que sa mère s'est éteinte après une affreuse et longue maladie. L'enfant l'appelle comme un exutoire à sa souffrance : en cherchant à tuer son père, puis sa tante Paulina, et en proposant à sa grand-mère de l'aider à mourir, elle se confronte à quelque chose qui la dépasse, qu'elle ne comprend pas très bien, et pour laquelle elle a une fascination dérangeante. Fascination qui peut rapidement se transformer en rejet : après avoir caressé les cheveux de son père mort, elle refuse d'embrasser son front dans son cercueil. Comme si la petite fille refusait l'idée que la mort puisse se concevoir de cette manière, dans l'immobilité tragique d'un corps. Ainsi, lorsqu'elle propose à sa grand-mère de lui fournir du poison, Ana l'inclut dans une vision positive de la mort, comme un remède à une triste vie qui n'a plus de sens.
Son sens à elle, Ana le découvre dans la fuite des réalités, dans un monde de rêves où les bruits assourdissants de la rue seraient couverts par une jolie chanson comme Porqué te vas, et où tout serait possible, comme de sauter d'un immeuble et de s'envoler. Où, surtout, sa mère serait toujours là, triste et tendre fantôme qui viendrait la cajoler et lui réapprendre l'innocence. Les jeux d'Ana - comme coiffer une poupée dans le fond d'une piscine vide, demander à la bonne de lui montrer son abondante poitrine, ou se déguiser avec les vêtements de sa tante et reproduire les scènes de dispute entre sa mère et son père - n'ont plus grand-chose d'innocent. Mais si elle tire aussi satisfaction d'amusements plus enfantins - jouer à cache-cache avec ses deux soeurs, ou danser avec elles dans un total oubli de soi -, c'est qu'Ana est perdue dans les contradictions d'une éducation profondément conservatrice et puritaine, où les enfants n'ont pas le droit à la parole, et les scènes terribles dont elle est l'involontaire témoin. Quand elle aperçoit son père caresser les seins de la bonne à travers une vitre, embrasser une femme mariée dans un buisson ou se disputer violemment avec sa femme, Ana n'y comprend rien, si ce n'est que son père a tué sa mère à petit feu, et qu'il mérite sa vengeance.
Carlos Saura ne juge pas les actes vengeurs de son personnage ; il les approuve plutôt. Soumis depuis le début de sa carrière à une censure rien moins que conciliante, le cinéaste savait jouer des symboles les moins visibles pour exprimer sa haine du régime de Franco. Il n'est pas faux ainsi de voir dans le personnage du père - militaire de carrière - le symbole de la dictature franquiste et de ses horreurs, dans la mère, celle de la République espagnole assassinée, et dans la grand-mère, le fier passé de la Grande Espagne. Ana représenterait quant à elle le futur incertain du pays, dans lequel Carlos Saura mettrait un espoir ambigu, puisqu'il s'agirait de construire un nouveau régime sur un meurtre - ou tout au moins sur une mort. Le titre du film revient alors comme un coup de fouet : ces corbeaux que Franco a nourris dans la haine se retourneront au final contre lui...
Mais résumer Cria cuervos à des détournements habiles de la censure serait en réduire la portée, comme si aujourd'hui le film n'avait plus qu'une valeur historique à la limite de la pédagogie, destinée uniquement aux classes d'espagnol du lycée. L'œuvre garde toute sa force trente ans après sa sortie parce qu'elle contient aussi une réflexion atemporelle sur le souvenir, que Carlos Saura glisse dans une construction très aboutie de la temporalité, où futur, passé et présent s'entremêlent. Cette construction est bien évidemment d'abord un ressort scénaristique explicatif des actes du personnage principal. Mais l'enchaînement entre les scènes du présent, celles du passé, où la mère est encore vivante, et celles du futur, où Ana, devenue adulte, revient sur ces moments qui ont marqué son existence, pose avec une profonde sobriété des questions complexes : d'où vient la mémoire ? Qu'est-ce qui la construit ? À quoi se rattache-t-on pour se fabriquer des souvenirs ? Le générique, construit autour de photos de la famille réunie, apporte un élément de réponse : c'est par l'image, qu'elle soit réelle ou rêvée, immédiate ou construite (la grand-mère passe son temps à regarder des photos, Ana "recrée" sa mère) que l'on se souvient des moments forts de son existence, morceaux épars et choisis qui sont personnels à chacun. Il n'y a pas forcément un fil conducteur dans ces souvenirs, réveillés les uns au fur et à mesure des autres.
Carlos Saura assume complètement ce choix scénaristique en faisant de Cria cuervos une succession de scènes de vie, très intimistes et concentrées sur le personnage d'Ana, qui n'ont pas forcément un intérêt vital dans la narration, et qui n'apportent pas toutes des éléments de réponse : car ces scènes-là, ce sont celles qu'Ana a retenues, et qui vont l'aider à construire son futur, à avancer malgré les difficultés. Avec la scène finale, où l'on voit Ana et ses deux sœurs se diriger vers l'école au son de Porqué te vas, le cinéaste achève son film sur une note d'optimisme : d'abord ange porteur de mort, Ana est devenue la clé d'un hymne à la vie. Et le long panoramique qui s'ensuit, sur la ville et le ciel, si clairs après les scènes étouffantes dans la maison d'Ana, est comme le cri d'espoir d'une caméra enivrée.
Après ce film et la fin du franquisme, Carlos Saura se tournera vers d'autres univers, comme la danse et le flamenco, avec Carmen et Tango. Mais Cria Cuervos reste le chef-d'œuvre d'un cinéma espagnol que l'on cherchait à bâillonner, et qui n'attendait que la mort d'un homme pour renaître, plus éclatant que jamais.
Ce qu'en pense la presse...
Libération
"Il est des chefs-d'œuvre qui achèvent leur auteur ; Cria Cuervos, le beau film de Carlos Saura, en fait probablement partie. "
L'Humanité
"Aujourd'hui (...) trente ans après la fin du franquisme, et la sortie du film (...) il n'en est peut-être que plus attachant, comme témoin, dans la fiction, d'un moment où bascula l'histoire d'un pays"
Le Parisien
"Le film ressort (...) et, s'il a un peu vieilli, il demeure un monument…"
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